Eugene Istomin avait découvert le Premier Concerto de Tchaïkovsky lorsqu’il avait onze ou douze ans, grâce à l’enregistrement d’Arthur Rubinstein avec John Barbirolli : « En entendant l’entrée du piano, j’avais littéralement le souffle coupé. J’en avais la chair de poule ! C’était une émotion incroyable… »
Pourtant, lorsqu’il a commencé sa carrière, Istomin ne songeait plus du tout à jouer ce concerto. Après quatre années passées auprès de Serkin, il n’était plus question pour lui de rechercher les applaudissements faciles que cette œuvre apportait immanquablement. Mais les circonstances en décidèrent autrement. En 1958, Van Cliburn remporta le Concours Tchaïkovsky à Moscou. Ce triomphe, en pleine Guerre froide, eut un retentissement considérable en Amérique. Il eut même l’honneur, inconcevable pour un musicien classique, d’une « ticker-tape parade » à New York, défilant en voiture décapotable sous une pluie de confetti. L’enregistrement du Premier Concerto de Tchaïkovsky, réalisé par Van Cliburn avec Kondrachine immédiatement après le concours, avait été lancé par RCA dès l’automne avec une énorme publicité. La direction de Columbia considéra qu’il lui fallait absolument réagir et sortir rapidement un enregistrement capable de rivaliser avec celui de Van Cliburn ! Deux ans plus tôt, le disque du Deuxième Concerto de Rachmaninov avec Eugene Istomin avait remporté un succès considérable (deux cent mille exemplaires vendus), si bien que c’est à lui que Columbia proposa d’enregistrer à son tour le célébrissime concerto. Il ne l’avait jamais joué, mais il accepta de relever le défi et se mit au travail. Un concert put être rajouté dans le planning de l’Orchestre de Philadelphie, le 23 mars 1959, qui eut un succès retentissant, suivi quelques semaines plus tard par deux sessions d’enregistrement.
Le conflit avec Columbia
Lorsque le disque sortit, dès le mois d’août, il aurait fallu que Columbia lance une importante campagne de publicité pour qu’il puisse avoir une chance de concurrencer le disque de Van Cliburn dont les ventes s’étaient envolées jusqu’au chiffre incroyable d’un million d’exemplaires. Or Columbia n’en fit rien et le disque fut mis sur le marché presque sans publicité. Peut-être la compagnie avait-elle pris conscience à ce moment-là que la cause était perdue d’avance en face du blockbuster de RCA. Il y eut de de très bonnes critiques, assurant qu’Istomin ne le cédait en rien à Van Cliburn sur le plan de la virtuosité et qu’il avait su faire entendre une voix très personnelle et poétique. Les ventes furent déclarées décevantes. Istomin avait le sentiment de n’avoir nullement démérité et d’être victime de l’incohérence de la politique de Columbia qui lançait des projets ambitieux mais ne leur assurait pas la promotion indispensable. Il s’en plaignit ouvertement à Goddard Lieberson, le directeur du département classique, et à Schuyler Chapin, le nouveau responsable « Artistes et répertoire ». Le conflit s’envenima, cela aboutit à une rupture et à l’annulation des enregistrements prévus.
Istomin ne garda le Premier Concerto de Tchaikovsky à son répertoire que jusqu’en 1962. De fait, il ne le joua plus qu’occasionnellement, à l’exception de l’année 1962, où il l’interpréta successivement avec l’Orchestre Philharmonique de New York et Rosenstock, l’Orchestre Symphonique de Boston et Ormandy, et l’Orchestre Symphonique de Detroit pour la tournée d’adieu de Paul Paray. Il pensait ne plus jamais le jouer, mais le hasard s’en mêla, une fois de plus.
Reprise inattendue
En septembre 1980, l’Orchestre de Philadelphie devait ouvrir la quatre-vingt-dixième saison de Carnegie Hall en reprenant le programme du premier concert que ses musiciens avaient donné dans la célèbre salle, en 1902. C’est Eugene Ormandy qui avait l’honneur de diriger ce concert, bien qu’il vienne d’abandonner la direction musicale de l’Orchestre de Philadelphie à Riccardo Muti, après quarante quatre années de règne. Pour jouer le Premier Concerto de Tchaïkovsky lors de cet événement très médiatisé, Ormandy fit appel à Eugene Istomin! Il avait réécouté l’enregistrement qu’ils avaient réalisé ensemble vingt ans plus tôt, qui avait été réédité récemment, et cela lui était apparu comme une évidence. Dans une interview publiée par le Philadelphia Inquirer du 24 septembre, Istomin reconnut qu’il avait hésité: « Je n’avais pas joué cette œuvre depuis 15 ans. J’avais prévu de reprendre le Deuxième de Brahms, si bien que quand Ormandy m’a appelé, j’étais très réticent. Mais pour moi, Ormandy est une figure paternelle et il sait me prendre par les sentiments. Alors j’ai bouleversé tous mes programmes, et maintenant je suis très content de l’avoir fait.”
Pour Istomin, c’était un sacré défi. Vingt ans auparavant il avait poussé la virtuosité pianistique à ses extrêmes limites dans ce concerto et dans le Deuxième de Rachmaninov, Pour cela, il avait certes beaucoup travaillé, mais il s’était surtout appuyé sur sa facilité naturelle. Depuis cette époque, il avait surtout joué Mozart et Beethoven, Schubert et Brahms, Chopin et Debussy. Quand on travaille beaucoup certains répertoires, on se façonne à leurs exigences et on y progresse. Quand on les abandonne, on y régresse. C’est la loi de la nature ! A cinquante-cinq ans, il n’était pas évident de retrouver d’instinct un type de jeu, une virtuosité, des réflexes abandonnés depuis quinze ans, tels les octaves diaboliques qui hérissent le premier mouvement ! Istomin a dû beaucoup travailler et se remettre en question.
Le succès fut au rendez-vous. Un concert de la résidence d’été de l’Orchestre de Philadelphie servit en quelque sorte de répétition générale. Peter Trump, le critique du Albany Times, remarqua qu’Istomin était resté fidèle à la grande école romantique russe : « Sans altérer la structure de l’œuvre, il n’hésite pas à assouplir la courbe de la phrase pour en exprimer toute l’émotion… ». Le critique ajoutait qu’il avait fallu rallumer les lumières pour faire cesser l’ovation du public. La tension fut beaucoup plus grande lors des concerts officiels. La presse s’était emparée de l’événement : il y eut plusieurs interviews d’avant-concert et tous les grands quotidiens déléguèrent leur critique. Istomin se savait très attendu et fut dévoré par le trac comme jamais. La libération de l’adrénaline fut telle qu’il y eut quelques fausses notes et parfois un peu trop de pédale dans les grands traits d’octaves. Les comptes rendus mentionnèrent ces défauts, mais s’extasièrent surtout devant la poésie de son interprétation d’une œuvre si souvent jouée de façon vulgaire. Donald Henahan, remarqua dans le New York Times que « M. Istomin l’aborde de façon très poétique, avec des moments de grâce exceptionnels ». Daniel Webster, le critique du Philadelphia Inquirer, évoquait « une approche pleine de fraîcheur”, ajoutant qu’ « il y avait certes du piano héroïque, comme il convient à une telle partition, mais qu’il y avait aussi des moments où le piano et l’orchestre dialoguaient avec l’esprit et la délicatesse de la musique de chambre. »
C’est effectivement ce qui caractérisait l’interprétation d’Istomin. Lorsque l’enregistrement fut réédité en 1977 dans la collection Odyssey, après avoir été très longtemps absent du catalogue, les plus blasés des critiques s’enthousiasmèrent en découvrant une version aussi peu routinière. L’un d’entre eux titra sa notice : « A Freshness that revitalizes it” (Une fraîcheur qui lui redonne vie).
Istomin était très heureux d’avoir rejoué ce Concerto mais il n’en décida pas pour autant de le conserver à son répertoire. Après l’avoir joué à plusieurs reprises au cours de l’automne 1980, notamment à Annapolis sous la direction de son ami Leon Fleisher, il l’abandonna définitivement. En revanche, la remise en cause pianistique et musicale que cela avait représentée pour lui, continua de porter ses fruits dans les années à venir, l’incitant à revenir un peu vers le répertoire russe (Rachmaninov et Medtner) et stabilisant sa technique.