« Il avait une sonorité très belle, très reconnaissable, basée sur la frappe, sur la qualité de l’attaque. Son jeu avait une clarté cristalline, et ses phrasés étaient très personnels. Il était une sorte d’extra-terrestre musicien. Lui, si attaché au classicisme de Mozart, était allé aux confins du possible pianistique dans le Deuxième Concerto de Rachmaninov. Il pouvait donner le sentiment d’un legato parfait en attaquant successivement chaque note, sans les lier ‘digitalement’! Il s’est longtemps fié à sa facilité, ce qui a fini par lui jouer des tours et l’a amené à se remettre en question. » C’est en ses termes que Jean-Bernard Pommier définit l’art de celui qui fut son maître puis son ami. C’est avec lui qu’Istomin parla le plus de son travail au piano, souvent aiguillonné par son jeune collègue.
Si l’on raisonne en termes d’école au sujet d’Istomin, il faut faire référence à l’école russe ancienne, celle de Siloti et de Hofmann, avec un jeu certes puissant, dans le fond du clavier, mais aussi capable de légèreté, et surtout d’une grande souplesse. Loin de l’école russe plus tardive, celle des cogneurs. La sonorité pleine et chantante d’Istomin et sa recherche de la couleur étaient à l’opposé d’un Richter, pour qui c’était le dessin qui primait.
L’obsession du chant
« Ma vocation de musicien est née à travers le chant, celui de mes parents et celui des disques des grands chanteurs qu’ils écoutaient à la maison ».
Lors de ses premiers pas au piano, Istomin avait d’abord imité les mélodies chantées par ses parents, des chansons populaires russes et des airs d’opéras italiens. Très vite, il avait cherché à les accompagner, à construire des figures, à inventer des harmonies qui soutiennent et exacerbent la ligne mélodique. Cela avait suffi à Siloti pour prendre conscience de l’immense talent de ce jeune garçon de six ans, qui ne savait pas même le nom des notes.
L’obsession de chanter est restée : « Lorsque je joue du piano, je pense avant toute chose à chanter. » Malgré le peu d’attention que Serkin accordait à la beauté de la sonorité et au bel canto, Istomin conserva cette préoccupation. On en trouve l’écho dans sa passion du dialogue avec les instruments à cordes : rivaliser avec le violon et le violoncelle dans l’art de chanter quand la ligne mélodique est au piano, pousser ses collègues à chanter encore plus intensément lorsque la mélodie est confiée aux cordes. Dans ses mémoires, Mes 79 premières années, Isaac Stern assure qu’Istomin jouait du piano comme s’il avait un archet. Les phrases musicales semblaient surgir de ses doigts… » Ned Rorem se souvenait qu’Istomin, tout comme Kapell, tentait parfois, en bougeant le doigt sur la touche, d’imiter le vibrato des instruments à cordes. Lorsque Yefim Bronfman, alors âgé de quinze ans, auditionna pour Istomin, celui-ci lui conseilla avant tout de jouer avec un violoncelliste. Bronfman crut que c’était parce qu’il trouvait qu’il n’avait pas l’étoffe d’un soliste. Mais c’était tout le contraire ! Istomin avait été conquis par le talent du jeune pianiste et il souhaitait qu’il développe encore ses capacités de faire chanter le piano.
L’inné et le travail, la facilité naturelle et ses limites
Musicalement et techniquement, Eugene a toujours fait confiance à son instinct. Il était persuadé que chaque grand musicien crée lui-même sa technique. Ce credo était également celui de nombreux grands musiciens du passé, Casals notamment. D’ailleurs il n’avait reçu sur ce plan, aucune formation approfondie. Siloti lui avait épargné les longues heures de travail pianistique auxquelles étaient astreints la plupart des apprentis musiciens, le laissant doucement s’épanouir musicalement. Serkin ne s’en préoccupa pas non plus. Istomin avait une telle facilité qu’il n’a longtemps pas eu besoin de « travailler » sa technique de façon systématique et organisée.
Jean-Bernard Pommier en témoigne : « Le pianisme de Eugene est un pianisme qui a toujours cherché à conserver la facilité première, ce en quoi il avait raison. Mais la facilité c’est un petit lutin, ça se transforme tout le temps, c’est comme la vie. Il y a des moments où cela échappe. Eugene en était contrarié et un peu désemparé, d’autant que la patience et le calme ne sont pas ses qualités premières : pour lui, il fallait que cela marche, et tout de suite ! »
Tous les interprètes d’instinct, souvent de jeunes prodiges pour lesquels la maîtrise de l’instrument semble innée, se trouvent un jour ou l’autre confrontés à la nécessité de « comprendre » ce qu’ils faisaient auparavant sans même se poser de questions. Le grand talent est à la fois un privilège et une malédiction pour les jeunes musiciens, d’autant qu’il incite à une relative paresse. Tentation. Ils se trouvent démunis devant des difficultés techniques qui pour eux n’existaient pas auparavant et que rien ni personne ne les a préparés à résoudre. L’exemple le plus célèbre de cette remise en question est Menuhin, pour qui jouer du violon était aussi simple que de respirer et qui, un beau jour, a eu besoin de reconstruire son jeu !
La remise en question des années 70 et l’influence d’Horowitz
Il arriva, au début des années 70, que la facilité naturelle d’Istomin perde de son évidence et qu’il éprouve le besoin de trouver de nouveaux repères, une nouvelle façon de travailler. Une autre motivation pour modifier son jeu était l’extrême sensibilité, souvent douloureuse, du bout de ses doigts. Il était obligé de laisser pousser un peu ses ongles, qui alors faisaient du bruit sur les touches, ce qui était désagréable pour lui et pour les auditeurs.
L’idée de jouer avec les doigts plus à plat semblait d’autant plus séduisante qu’il existait un modèle fascinant : Vladimir Horowitz. Il est vrai que le jeu d’Horowitz, avec les doigts très à plat, avait stupéfait le monde musical et mis en émoi tous les pianistes. C’était très spectaculaire, et cela avait l’air d’une sûreté à toute épreuve. Seulement, aucun de ceux qui ont essayé de le copier n’y ont trouvé satisfaction. D’après Jean-Bernard Pommier, la technique d’Horowitz était liée à des qualités physiques et physiologiques hors normes. Les dernières phalanges de ses doigts étaient d’une élasticité et d’une force incroyables, avec une hypersensibilité des corpuscules de Pacini, les petits récepteurs microscopiques qui captent les sensations de pression, de vibration et de tension. Il pouvait relever ses dernières phalanges naturellement, et leur rétractation, tel un ressort, lui permettait une capacité inouïe d’accentuation, de puissance et de vitesse. Cela n’appartenait qu’à lui.
Istomin ne voulait certes pas copier Horowitz, mais plutôt s’en inspirer pour trouver une position avec les doigts plus à plat, qui lui offrirait des perspectives intéressantes, pianistiquement et musicalement. Etonnamment, ce changement de position au clavier ne modifia guère sa sonorité. C’était pour lui la confirmation que tous les préjugés cultivés par les différentes écoles de piano sur la façon dont il faut jouer pour avoir une belle sonorité étaient vides de sens. Même le postulat que lui avait transmis Kyriena Siloti, selon lequel il fallait jouer avec le kadushka (le coussinet des doigts) pour avoir un beau toucher, était sans fondement. La sonorité, c’est quelque chose que l’on a en soi, et que la main a pour mission de traduire fidèlement sur le clavier. Peu importe la position adoptée, du moment qu’elle permet de suivre les injonctions de l’intelligence et les émotions de l’âme.
Cette évolution ne s’avéra pas complètement satisfaisante. Au fil de son travail sur les Variations sur un thème de Chopin de Rachmaninov, entre 1976 et 1979, il prit conscience des limites de cette position « doigts à plat » et de ses dangers. Physiquement sa main souffrait de la violence d’un tel changement. Musicalement, un tel jeu lui faisait perdre de la sécurité (l’attaque légèrement à côté ne se rattrape guère), nécessitait de travailler davantage encore en répétitions pour « automatiser » les écarts et les sauts, et générait un trac encore plus grand. Il renonça progressivement à l’allongement systématique de ses doigts, revenant vers un jeu plus articulé.
La reprise du Concerto de Tchaikovsky
La reprise du Concerto de Tchaïkovsky en 1980 fut une nouvelle remise en cause qui permit à Istomin d’aller au bout de sa démarche et de retrouver une stabilité technique. Il n’avait pas rejoué cette œuvre depuis plus de quinze ans et avait même hésité à accepter la proposition d’Ormandy d’être son soliste pour ce concert qui célébrait le quatre-vingt-dixième anniversaire de Carnegie Hall. En 1959, Istomin avait réalisé un enregistrement très poétique mais aussi très virtuose de ce concerto célébrissime. Pour cela, il avait certes beaucoup travaillé, mais il s’était avant tout appuyé sur sa facilité naturelle. Depuis cette époque, il avait surtout joué Mozart et Beethoven, Schubert et Brahms, un peu moins Chopin et Debussy. Et il avait abandonné Tchaïkovsky et Rachmaninov depuis 1962. Quand on travaille beaucoup certains répertoires, on se façonne à leurs exigences et on y progresse. Quand on en abandonne d’autres, on régresse dans leurs domaines d’exigence. C’est la loi de la nature. A cinquante-cinq ans, il n’était pas évident de retrouver d’emblée un type de jeu, une virtuosité, des réflexes abandonnés depuis quinze ans, tels les octaves diaboliques qui hérissent le premier mouvement ! Istomin dut beaucoup travailler. Le résultat musical fut magnifique mais il était le premier à reconnaître qu’il ne pourrait jamais retrouver l’aisance et la sécurité qui étaient les siennes vingt ans plus tôt. Il rejoua le concerto quelques fois mais l’abandonna bien vite, définitivement.
De nouvelles méthodes de travail
Istomin s’est construit à cette époque une méthode de travail technique personnelle, avec le respect d’un échauffement progressif et une série d’exercices adaptés. Certains exercices d’écarts étaient caractéristiques de l’école russe, ceux-là même que Horowitz ne cessa de pratiquer. Un baromètre de son niveau pianistique était la Partita pour violon seul en mi mineur de Bach transcrite par Rachmaninoff, d’une difficulté prodigieuse : une façon de réconcilier ses deux appartenances, russe et germanique… Ce travail pianistique structuré aura un effet très positif sur la stabilité et la qualité de son jeu dans les années 80. La philosophie reste la même, reposant beaucoup sur la répétition et la maturation inconsciente, chargées d’apporter une sécurisation technique et de laisser place à l’inspiration. Le pianisme en lui-même ne l’intéressa jamais vraiment. Par ailleurs, à partir de 1980, Istomin ne fit plus de la musique de chambre que de façon exceptionnelle, ce qui lui permit d’aborder de nouvelles œuvres et d’élargir à son répertoire de piano solo, un travail qui eut, lui aussi, un effet bénéfique.
Jean-Bernard Pommier avait été stupéfait du peu de considération qu’Istomin avait pour ses mains, simples outils au service de la musique : « Elles étaient les esclaves de ses idées musicales et il avait tendance à s’impatienter lorsqu’elles ne répondaient pas immédiatement et parfaitement. Il négligeait l’échauffement progressif, la mise en condition de la main, pour se lancer très vite dans le travail de l’œuvre et affronter directement les difficultés, avec l’exigence d’une réussite immédiate. » Pommier l’avait poussé à prendre davantage soin de ses mains, à la fois pour ne pas risquer les traumatismes et pour se mettre en confiance : « Si on veut directement un résultat sans préparation, sans échauffement, c’est dangereux pour la main et c’est la probabilité de ne pas y parvenir. C’est donc dangereux aussi psychologiquement, car ce mauvais résultat crée une perception négative du passage que l’on n’a pas maîtrisé. Il installe le doute, le manque de confiance, et appelle un trac encore plus grand. »
Longtemps, Istomin ne notait pas ses doigtés. Ah quoi bon, puisqu’ils se mettaient en place tout seuls ! Ce n’est qu’à la fin des années 70 qu’il commença à les noter systématiquement. Etrangement, il restait cependant attaché à l’orthodoxie de Serkin et refusait donc de redistribuer les notes entre les deux mains pour faciliter l’exécution.
Les mains
D’une façon globale, Istomin prenait fort peu de précautions avec ses mains. Son ami, Doc Greene, le chroniqueur baseball du Detroit News avait été sidéré de voir Istomin essayer d’attraper une balle de baseball qui avait volé jusque dans la tribune, ou tenter d’ouvrir des huitres avec un marteau et un tournevis ! Par miracle, aucune de ces initiatives abracadabrantes n’eut de conséquences fâcheuses.
Il avait la chance d’avoir des mains très solides. Il n’avait pas de très grandes mains comme Rachmaninov ou Van Cliburn, mais des mains et des poignets d’une extrême souplesse. Même lorsque le trac semblait lui raidir le dos, les épaules et même les bras, ses mains restaient complètement relâchées. Une des manifestations de ce mélange de force et de relâchement étaient les trilles, qu’il pouvait varier à l’infini. Il assurait qu’il pouvait triller sur les quatrième et cinquième doigts pendant des heures entières !
Cependant, il dut subir au fil des années cinq opérations à cause de ténosynovites. Il s’agit d’une inflammation douloureuse des tendons fléchisseurs des doigts. Il suffit d’ouvrir la gaine du tendon et de s’assurer qu’il puisse fonctionner librement et sans douleur. Ces opérations, assez anodines, étaient programmées pendant l’été. Istomin restait quelques jours sans jouer, et reprenait ses concerts trois semaines plus tard. Il y eut aussi une opération beaucoup plus délicate, en 1989, pour remplacer une phalange du pouce de la main gauche.
Il considérait qu’il avait eu beaucoup de chance, pensant à tous ses amis et collègues qui avaient dû interrompre leur carrière, notamment Fleisher et Graffman, dont il était si proche et dont il a partagé le désarroi… La première raison qui lui paraissait évidente, c’était la nécessité, dans les grandes salles du concert du vingtième siècle, de projeter le son au-dessus de l’orchestre en sollicitant en particulier les quatrième et cinquième doigts de la main droite, chargés de faire ressortir la mélodie. Or ce sont les doigts les plus faibles, les plus fragiles ! Istomin rappelait souvent le drame de Schumann qui avait voulu renforcer son quatrième doigt, ce qui avait abouti à une paralysie. La deuxième raison, c’est le manque de prudence par rapport aux concertos les plus traumatisants pour la main : le Deuxième et Troisième de Rachmaninov, le Premier de Tchaïkovsky. Les jouer quatre soirs de suite, pendant de nombreuses semaines, finit par avoir des conséquences destructrices. Gary Graffman et Byron Janis, entre autres, en ont été les victimes. Istomin avait renoncé très tôt à ce répertoire.
Le choix de la sobriété
Une autre évolution importante du jeu d’Istomin intervint dès le début des années 60, la recherche de la plus grande sobriété possible. C’était une recherche parallèle à sa démarche musicale qui visait à aller à l’essentiel, au message musical le plus pur, débarrassé des détails inutiles qui pourraient brouiller la grande ligne de l’œuvre. Son modèle devint l’impassibilité de Serge Rachmaninov. Il ne voulait pas donner à voir la musique, mais seulement à l’entendre.
Ce changement est frappant quand on regarde les concerts filmés à différentes époques de sa carrière (voir les liens ci-dessous). Le Concerto de Schumann de 1959 permet révèle un Istomin au visage assez expressif et au jeu très spectaculaire. Il ne fait pas de gestes gratuits mais la chorégraphie de ses mains est très démonstrative, et manifestement très efficace !
Les enregistrements filmés à partir du début des années 70 montrent un Istomin dont les mains restent en permanence proches du clavier. Son visage, marqué par la concentration, reflète moins les émotions de la musique qu’il joue. Et cette tendance s’affirmera encore davantage dans les années suivantes. Istomin était conscient des conséquences négatives de cette évolution de son jeu sur son image. Il les assumait car elle correspondait à son idéal en tant qu’artiste et il se refusait absolument à faire des concessions pour rechercher le succès. Indéniablement, cette austérité lui coûta beaucoup en termes de carrière, le public et les critiques regrettant ce qu’ils qualifiaient de « manque de charisme ».
Vidéos
Eugene Istomin en 1959
Schumann, Concerto pour piano en la mineur op. 54. Orchestre du Festival Casals, Alexander Schneider. Porto Rico.
Eugene Istomin en 1974
Brahms, Variations sur un thème de Haendel op. 24.
Eugene Istomin en 1989
Schubert. Impromptus op. 90 n° 3 et n° 2. Festival de Montreux.