La place de Schubert dans le répertoire d’Istomin n’est pas à la mesure de l’affection et de l’admiration qu’il lui portait. Quand on lui demandait quelles œuvres il emporterait sur une île déserte, il répondait : Don Giovanni, la Passion selon Saint-Matthieu et le Quintette à deux violoncelles de Schubert.
Il chercha longtemps les œuvres de Schubert qui lui correspondaient le mieux, dans lesquels il aurait quelque chose de vraiment personnel à dire. Ce n’est nullement un hasard si les deux seules sonates (D. 664 et 850) qu’il joua au long de sa carrière sont parmi les œuvres de Schubert les plus extraverties. Beaucoup d’autres sonates, parmi les dernières et les plus belles, lui semblaient parler de façon trop intime, et sa pudeur ne lui permettait pas d’imaginer les partager avec le public.
On retrouve la même démarche pour les deux grands trios de Schubert. Il joua très tôt le Premier, en si bémol majeur, en privé avec Adolf et Hermann Busch, puis avec Schneider et Casals (enregistrement à Perpignan en 1951). Ce trio fut un des premiers chevaux de bataille du Trio Istomin-Stern-Rose, qui le joua à la Maison Blanche pour Kennedy et lui consacra un de ses tout premiers disques, en 1964. Le Deuxième Trio, en mi bémol majeur, est beaucoup plus secret, plus introverti. Il ne se livre pas aussi facilement à ses interprètes et au public. Istomin n’eut jamais l’occasion de le jouer avec Casals, l’œuvre étant en quelque sorte réservée à Horszowski. Le long travail qu’il s’imposa, et imposa à ses partenaires au milieu des années 60 est le symbole de son exigence et de son inquiétude pour rendre justice au génie de Schubert. En août 1968, le trio était au Festival de Lucerne pour un programme Beethoven, et en profita pour finir de répéter le Deuxième Trio de Schubert. Rubinstein était là, et Istomin eut l’idée de lui demander de les écouter. Il fut enthousiaste et ils en furent rassurés. Quelques jours plus tard, Istomin, Stern et Rose le jouèrent en public pour la première fois, au Festival d’Edimbourg. George Szell, d’ordinaire si difficile à satisfaire, était présent, et il se précipita en coulisses aussitôt pour leur dire le bonheur que lui avait procuré leur interprétation, ajoutant qu’il avait eu le sentiment de rajeunir ! Istomin, Stern et Rose enregistrèrent le Trio en mi bémol en mai 1969 et ne le rejouèrent que très rarement ensuite.
Istomin joua peu la musique de chambre de Schubert, seulement le Grand Duo avec Stern et l’Arpeggione avec Casals, en privé, pour leur seul plaisir. Il aurait volontiers ajouté le Quintette la Truite, mais à Prades, à Marlboro ou à Porto Rico, il se sentait obligé de le laisser à ses aînés, Serkin et Horszowski, dont c’était la spécialité.
Il aimait beaucoup les lieder de Schubert, et professait une admiration pour Dietrich Fischer-Dieskau tant il avait été bouleversé par son Voyage d’hiver à Prades en 1955. Il saisit les quelques occasions qu’il eut d’accompagner des lieder de Schubert : à Prades avec Jennie Tourrel en 1952 et David Lloyd en 1955 (pour le cycle intégral de La Belle Meunière) ; à Porto Rico (avec Eillen Farell et Adele Addison).
Sonate en ré majeur D. 850
Istomin s’était pris de passion pour cette œuvre après avoir entendu le disque d’Artur Schnabel. « Le premier mouvement, disait-il, est très virtuose et absolument survolté. Le deuxième mouvement est incroyablement beau, plein de contretemps. Le troisième mouvement est un landler, un morceau à trois temps, un peu comme une valse, tellement difficile ! ». Il faillit abandonner, craignant de ne pouvoir trouver l’expression idéale de cette danse. Avant de la jouer en public, il éprouva le besoin de la jouer à diverses reprises à des amis. Il avait besoin de sentir quelles émotions il pouvait leur faire partager dans cette longue partition. Il la joua pour son ami Avigdor Arikha qui en fut bouleversé et en garda le souvenir toute sa vie, pour Semkow, ou pour le peintre Barnett Newman, qui en fut lui aussi transporté, s’exclamant : “What a trip!”
Eugene Istomin a souvent joué cette sonate dans les années 60 et 70. Il aimait la mettre en parallèle avec la Waldstein. Les deux œuvres ont beaucoup de points communs, en particulier l’élan de leur premier mouvement et leur optimisme, si rare si Schubert ! Istomin avait apporté beaucoup de soin à l’enregistrement qu’il réalisa pour Columbia, au point de vouloir refaire quelques prises alors que son directeur artistique, le pourtant très exigeant Andrew Kazdin, jugeait que c’était parfait ! Avec le recul, il regrettait d’avoir adopté un tempo un rien trop rapide dans le premier mouvement, mais était absolument satisfait des trois derniers.
Impromptus opus 90 n° 2 & 3
Ces deux impromptus l’ont accompagné tout au long de sa carrière. Il les mit très souvent dans ses programmes. Quand ils n’y figuraient pas, il y avait de bonnes chances qu’il joue l’opus 90 n° 2 en bis. « On considère souvent cet impromptu comme une œuvre légère et brillante, disait-il, mais le drame et le désespoir ne sont pas loin ». Nombre de gens lui ont demandé pourquoi il ne jouait pas les quatre impromptus de cet opus 90. La réponse était simple : « Je ne crois vraiment pas, contrairement à certains musicologues, que ces impromptus soient les quatre mouvements d’une sonate, qui auraient été publiés séparément pour faciliter les ventes. D’autre part, « le premier et le quatrième de me parlent pas avec la même intensité que les deux autres. Je ne sens pas que j’y aie quelque chose de vraiment personnel à dire. »
Sonate en la majeur D. 664
Istomin joua beaucoup cette sonate lors des premières années de sa carrière, notamment lors de son récital à Carnegie Hall de juin 1948. Son charme et le bonheur sans nuages qu’elle communique se prêtait bien à l’atmosphère des fameux Community Concerts pour lesquels Eugene donna plusieurs centaines de récitals à la fin des années 40 et au début des années 50. Il la joua aussi à Paul Paray lorsque celui-ci l’auditionna à Cincinnati, à la demande de la grande chanteuse russe Nina Koshetz. Paray fut si satisfait de son interprétation qu’il l’invita peu après à venir jouer le Quatrième Concerto de Beethoven à Pittsburgh puis en France.
Musique
Franz Schubert. Sonate en ré majeur D. 850, extrait du troisième mouvement (le trio et la reprise du Scherzo). Eugene Istomin. 1974
Schubert. Trio en si bémol majeur D. 898, premier mouvement. Eugene Istomin, Alexander Schneider, Pablo Casals. Enregistré à Perpignan pour Columbia en août 1951.
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