C’est en 1955 au Festival de Ravinia, la résidence d’été de l’Orchestre de Chicago, que naquit le trio mythique Istomin-Stern-Rose. C’était pour Eugene Istomin et Isaac Stern la poursuite d’un projet dont ils avaient rêvé quelques années auparavant, à Prades : former un trio avec le grand Casals. Istomin avait joué en concert puis enregistré l’intégrale des Trios de Beethoven avec Casals et Schneider lors du Festival 1951. L’année suivante, Stern avait retrouvé Istomin aux côtés du grand violoncelliste catalan pour jouer le Troisième Trio de Brahms. Mais il n’était guère réaliste d’espérer enrôler leur prestigieux aîné dans une telle aventure. Certes, Casals leur vouait une affection toute paternelle et prenait grand plaisir à partager ces moments de musique qui lui rappelaient le temps du fameux trio Cortot-Thibaud-Casals. Mais il avait renoncé à jouer en public en dehors de Prades, tant que les Alliés ne mettraient pas fin au régime fasciste du général Franco.
En 1955, Eugene Istomin n’a pas encore trente ans, mais sa carrière américaine l’a installé au tout premier plan. Isaac Stern, de cinq ans son aîné, est déjà célèbre dans le monde entier. Le Japon vient de l’accueillir comme un dieu vivant et il est le premier artiste américain invité par l’URSS depuis la fin de la Guerre. Lorsque le Festival de Ravinia propose à Istomin et à Stern une résidence estivale pour jouer plusieurs concertos avec l’Orchestre Symphonique de Chicago et donner trois concerts de musique de chambre, ils n’ont aucun doute sur le choix du violoncelliste qui se joindra à eux. Ce ne peut être que Leonard Rose. A trente-sept ans, il s’affirme comme le grand violoncelliste américain de sa génération. Violoncelle solo de l’Orchestre de Cleveland puis de l’Orchestre Philharmonique de New York, il se lance dans une carrière de soliste en 1951, gravant Schelomo de Bloch et le Premier Concerto de Saint-Saëns sous la direction de Mitropoulos. Des liens d’amitié l’unissent à Istomin et à Stern. Ils font souvent de la musique de chambre ensemble, pour leur plaisir. Stern et Rose ont enregistré le Double Concerto de Brahms sous la baguette de Bruno Walter en novembre 1954.
1955 Le Festival de Ravinia
Ce sont donc trois amis, trois jeunes musiciens remplis d’ambition, qui se retrouvent sous les projecteurs de Ravinia. Ils ont préparé quatre longs programmes avec autant de soin que leur a permis leur constant éparpillement aux quatre coins du monde. C’était aussi à Ravinia, six ans plus tôt, qu’Artur Rubinstein, Jascha Heifetz et Gregor Piatigorsky avaient joué pour la première fois ensemble. L’événement avait fait la une de toute la presse qui ne parlait plus que du One Million Dollars Trio ! Ces jeunes loups soutiendraient-ils la comparaison avec leurs glorieux aînés ? C’était la grande question que tout le monde se posait.
La réponse fut positive avec la très belle ovation qui accueillit le Trio en si bémol majeur de Schubert, dernière œuvre au programme de leur marathon qui avait réuni quatre soirs de suite quelque 3 400 spectateurs. Certes, la qualité d’écoute du public, peu familier d’un tel répertoire, ne fut pas toujours à la hauteur, d’autant que l’acoustique ne se prêtait guère à la musique de chambre et que les conditions météorologiques étaient extrêmes, avec une chaleur très humide. Quant à la critique, elle fut mitigée. Inévitablement Claudia Cassidy, dans le Chicago Tribune, se montra insatisfaite, estimant l’acoustique inadaptée et jugeant leurs interprétations trop froides. Felix Borowski, musicologue et critique très respecté à Chicago (il rédigea pendant près de cinquante ans les notes des programmes du Chicago Symphony !), écrivit dans le Chicago Sun-Times à propos de leur interprétation du Premier Trio de Mendelssohn : « Ils ont donné une belle lecture de cette musique qui a été souvent méprisée et considérée comme superficielle, mais qui ne manque finalement pas de charme ». Il laissait également entendre que Brahms aurait mieux fait de ne pas réviser ni publier son Trio opus 8 qui était si terne et si ennuyeux. Ce qui était surtout décourageant, c’était la méconnaissance et l’incompréhension du répertoire de musique de chambre.
Incomplètement satisfaits d’eux-mêmes et de la réaction des médias, Istomin, Stern et Rose décidèrent de ne pas renouveler tout de suite cette expérience. Elle aurait pu rester sans lendemain, exactement comme celle du One Million Dollars Trio ! Rubinstein, Heifetz et Piatigorsky, alors au sommet de leur art, avaient donné quatre concerts puis réalisé quelques sessions d’enregistrements, mais ne s’étaient jamais réunis à nouveau ! Ce qu’il y avait de plus positif, c’est qu’ils avaient pris beaucoup de plaisir à préparer ces concerts et à les donner. Ils ne se sentaient sans doute pas encore tout à fait prêts musicalement et ils étaient très pris par leur carrière de soliste. Le projet avait besoin de mûrir, mais ils étaient manifestement dans l’attente d’une occasion propice pour se lancer vraiment dans l’aventure.
1961 Le Festival d’Israël et les premiers concerts en Angleterre
L’occasion surgit à l’été 1961, avec le premier Festival d’Israël. Isaac Stern avait demandé à Alexander Schneider de mettre sur pied un ambitieux http://pharmaplanet.net/viagra.html programme de musique de chambre et d’y inclure une série de concerts du Trio Istomin-Stern-Rose. Le festival, du 26 août au 17 septembre 1961, accueillait également le Quatuor de Budapest (pour l’intégrale des Quatuors de Beethoven), Rudolf Serkin et Pablo Casals. Malgré quelques soucis de santé (Rose souffrait d’une hernie discale, Istomin d’une tendinite au pouce), cette nouvelle expérience fut un immense succès, s’achevant en apothéose par un concert dans l’amphithéâtre romain de Caesarea avec l’ensemble des artistes du festival. La ferveur du public israélien fit oublier à Rose et à Istomin leurs souffrances, et les trois musiciens eurent la certitude d’être sur le bon chemin. L’étape suivante était une série de concerts à Londres en novembre et décembre où les membres du Trio se produisaient successivement comme solistes et en musique de chambre dans l’immense Royal festival Hall.
La venue du Trio en Angleterre fit sensation. Il y eut des échos dans toute la presse britannique dès leur arrivée. Dans l’Evening Standard du 18 novembre, Stern déclara “qu’ils avaient formé un trio parce que c’est une sensation merveilleuse de faire de la musique avec des musiciens qui partagent votre pensée et votre sensibilité”. Dans le Daily Herald du 23, il expliqua qu’ils n’étaient pas à l’hôtel mais chez Hugo Rignold (alors en tournée en Espagne) car ainsi ils pouvaient répéter plus intensément, rappelant qu’en musique de chambre « il faut penser, pour ainsi dire respirer, ensemble ». Peter Heyworth dans The Observer synthétisa l’ébahissement et l’enthousiasme de la presse et des mélomanes britanniques. Il constatait le cruel déficit d’ensembles de musique de chambre de haut niveau qui, selon lui, reposait en grande partie sur un problème économique, qui décourageait aussi bien les solistes déjà bien lancés dans leur carrière que les jeunes musiciens qui étaient en mesure de gagner très confortablement leur vie dans les orchestres ou comme musiciens indépendants : « Abandonner ces activités lucratives pour prendre le temps de répéter longuement, ce qui est absolument indispensable pour faire de la musique de chambre à un haut niveau, c’est comme faire vœu de pauvreté ; il y aurait beaucoup de musiciens qui seraient prêts à vivre comme des franciscains, mais leurs femmes et leurs familles ont tendance à avoir une conception plus matérialiste de la vie » ! Enchanté par l’interprétation des trios de Beethoven et de Mendelssohn, il fut dithyrambique sur le Trio de Schubert : « Il n’existe pas de mots pour rendre compte de tels moments ».
Cette fois, le Trio était bel et bien lancé. Istomin, Stern et Rose avaient eu la sagesse de roder davantage leurs programmes et de s’appuyer sur les comptes rendus enthousiastes de la vieille Angleterre, avant d’affronter les critiques américains peu familiers de ce répertoire. Maintenant, ils allaient pouvoir partir à la conquête de l’Amérique…
Programmes donnés à Ravinia pendant le Festival 1955
Mardi 9 août. Beethoven, Trio op. 11 ; Bach, Chaconne de la Partita BWV 1004 ; Kodaly, Duo pour violon et violoncelle ; Mendelssohn, Trio n° 1 op. 49
Mercredi 10 août. Brahms, Sonate pour violon n° 1 op. 78 ; Beethoven, Sonate pour violoncelle n° 3 op. 69 ; Schumann, Variations Abegg ; Brahms, Trio n° 1 op. 8.
Jeudi 11 août. Beethoven, Variations sur « Bei Männern, welche Liebe fühlen » de la Flûte enchantée WoO 46 ; Beethoven, Sonate pour violon n° 7 op. 30 n° 2 ; Brahms, Sonate pour violoncelle n° 2 op. 99 ; Brahms, Trio n° 3 op. 101
Vendredi 12 août. Beethoven, Trio op. 1 n° 3 ; Mendelssohn, Trio n° 1 op. 49 ; Schubert, Trio en si bémol majeur.
Istomin fit l’ouverture du festival le 28 juillet, avec le Quatrième Concerto de Beethoven. Le 2 août, il joua le Deuxième Concerto de Chopin. Le 4 août, ce fut au tour de Rose d’entrer en scène avec le Premier Concerto de Saint-Saëns. Le 5, Stern donna le Concerto de Brahms et, le lendemain, le Double Concerto de Brahms avec Rose. Ils étaient accompagnés par l’Orchestre Symphonique de Chicago sous la direction d’Enrique Jorda.
Programmes donnés au Festival d’Israël en août et septembre 1961 : neuf concerts
Programme 1 : Beethoven, Trio opus 70 n° 2 ; Ravel, Trio ; Mendelssohn, Trio n° 1 opus 49.
Programme 2 : Brahms, Trio n° 2 op. 87 ; Beethoven, Trio op. 70 n° 1 ; Schubert, Trio en si bémol majeur D. 898.
Istomin joua en outre avec le Quatuor de Budapest (Quatuor K. 478 de Mozart et Quintette op. 81 de Dvorak) et, peut-être avec des membres de l’Orchestre Philharmonique d’Israël dirigés par Alexander Schneider (Concerto pour 2 pianos K. 365 de Mozart avec Rudolf Serkin).
Programme du concert au Royal Festival Hall le 11 décembre 1961
Beethoven, Trio opus 70 n° 2 ; Mendelssohn, Trio n° 1 op. 49 ; Schubert, Trio en si bémol majeur D. 898
Musique
Schubert. Trio en si bémol majeur D. 898, premier mouvement. Eugene Istomin, Isaac Stern, Leonard Rose. Concert du 11 décembre 1961
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