C’est au printemps 1962, conforté par l’accueil enthousiaste qu’il avait reçu l’année précédente en Israël et en Angleterre, que le Trio Istomin-Stern-Rose partit à la conquête de New York. En guise de prélude, pour éveiller la curiosité du public et de la critique, Istomin, Stern et Rose jouèrent le Triple Concerto de Beethoven à Carnegie Hall avec The Symphony of The Air sous la direction d’Alfred Wallenstein. Puis, n’osant pas encore Carnegie Hall, ils donnèrent deux concerts de trios à l’Auditorium du Metropolitan Museum : le 3 mai, Beethoven opus 70 n° 2, Ravel, Mendelssohn n° 1 ; le 6 mai, Beethoven opus 70 n° 1, Brahms n° 2, Schubert n° 1. D’emblée, la critique fut enthousiaste, s’extasiant à la fois sur la perfection virtuose de leurs interprétations et sur le respect de l’essence même de la musique de chambre. Paul Henry Lang écrivit dans le Herald Tribune : « Trois grands musiciens jouent pour leur propre plaisir et le public est juste assis là, plein de reconnaissance qu’une telle chose soit possible ! »

Trio à la Maison Blanche OK

Istomin, Jackie Kennedy, Stern et John Kennedy

Quelques jours plus tard, un grand événement politico-culturel achèva de les lancer. Kennedy accueillait André Malraux à la Maison Blanche pour célébrer la venue de La Joconde en Amérique. Toute l’intelligentsia américaine était présente et c’est au Trio Istomin-Stern-Rose que l’on demanda de venir jouer devant cette prestigieuse assistance ! Le Trio devint en peu de temps l’une des grandes attractions de la vie musicale américaine, alors que la musique de chambre n’avait jamais eu réellement droit de cité aux Etats-Unis. Désormais, chaque année, Eugene Istomin, Isaac Stern et Leonard Rose consacrèrent au moins deux mois aux activités du Trio.

Pour l’année 1963, il fallut même trois mois et demi, de début juillet à la mi-octobre, à peine entrecoupés de quelques concertos. Ils donnèrent une quarantaine de concerts, exclusivement en Israël et en Europe : les grands festivals d’été (Edimbourg, Montreux, Lucerne, Divonne, Menton, Aix-en-Provence…) puis le début de saison des grandes métropoles (Londres, Milan, Florence, Copenhague, Stockholm…). Au mois de juillet, ils réalisèrent leur premier enregistrement en studio : le Trio en si bémol majeur de Schubert pour la Télévision française.

L’année 1964 fut réservée aux Etats-Unis et marqua une nouvelle étape. Brahms Trios  LP All 001Le Trio avait prévu deux concerts à New York, osant programmer le second (Beethoven, Variations Kakadu ; Brahms, Trio n° 3 ; Schubert, Trio en si bémol majeur) à Carnegie Hall. Le succès fut tel qu’il fallut rajouter plusieurs centaines de sièges sur la scène. Le magazine Time du 15 mai, fit un bref compte rendu du succès des concerts et donna la parole aux trois musiciens : « La semaine dernière, le Trio Istomin-Stern-Rose, solidement établi comme le meilleur trio depuis cinquante ans, a donné son cinquième concert complet de la saison devant une salle comble et si enthousiaste qu’on pouvait penser que Carnegie Hall avait la taille idéale pour la musique de chambre. Chacun des trois musiciens a découvert dans le trio une satisfaction qui va au-delà de la simple musique. ‘ Il y a beaucoup de petites choses miraculeuses qui peuvent advenir à n’importe quel moment d’une œuvre’, dit Rose. ‘Nous jouons ensemble dans une sorte de conversation musicale’, dit Stern, qui ajoute : ‘La musique est quelque chose qui doit donner du plaisir, et quand nous jouons ensemble, nous donnons du plaisir. Je suis si fier de ce trio que j’ai envie de le crier sur les toits.’ » Quant à Istomin, il abondait dans le sens de ses partenaires : ne pas faire trop de concerts et « garder l’esprit de fête ». Cette année 1964 voit aussi le Trio enregistrer ses premiers disques : le Triple Concerto de Beethoven, le Trio opus 87 de Brahms, et le Trio en si bémol majeur de Schubert.

Trio-Archiduc-Winthertur-1965

L’écoute des play back du Trio l’Archiduc à Winthertur en 1965

1965 fut partagée entre l’Amérique et l’Europe. En Amérique, il y eut quelques concerts à la fin du printemps, dont l’un fut filmé par la Télévision canadienne (Beethoven opus 1 n° 3 et Brahms n° 2) et a fait l’objet d’un DVD, puis une série de Triple Concerto de Beethoven dans les grands festivals estivaux (Robin Hood Dell, Tanglewood, Hollywood Bowl). En Europe, Istomin et Stern et Rose enregistrèrent le Trio l’Archiduc de Beethoven à Winthertur, et donnèrent leur premier concert à Paris, au Théâtre des Champs-Elysées (Beethoven opus 11, Brahms n° 1, Beethoven Archiduc).

En 1966, l’activité du Trio fut particulièrement intense, notamment sur le plan discographique. Istomin, Stern et Rose complétèrent leur intégrale des Trios de Brahms en enregistrant le Premier et Troisième Trio fin août, puis gravèrent le Trio opus 1 n° 3 de Beethoven et le Trio en ré mineur de Mendelssohn au début novembre. Ils passèrent trois semaines, à cheval sur juillet et août, en résidence au Festival d’été de l’Orchestre Symphonique de Detroit. Ils alternèrent concertos (pour Istomin, Brahms n° 2, Beethoven Triple et n° 4, chacun à deux reprises), concerts de trios. Ils donnèrent aussi quelques master classes, chaque membre ayant invité un élève : Jean-Bernard Pommier, Pinchas Zukerman, Lynn Harrell… A l’automne, il y eut une tournée triomphale dans les plus grandes métropoles américaines.

Trio 4Les années 1967 et 1968 marquèrent une relative pause. Il n’y eut aucune œuvre enregistrée en 1967, et seulement deux brèves partitions en 1968 (un trio de Haydn et les Variations Kakadu de Beethoven). L’enregistrement du Trio de Ravel était également prévu, mais après une première session, les musiciens, insatisfaits, y renoncèrent. Il y eut assez peu de concerts, mais qui furent souvent des événements marquants. En 1967, le contexte politique et médiatique s’invita à plusieurs reprises dans leur calendrier. Après une invitation à Montréal pour l’Exposition Universelle, ils devaient donner deux concerts au Festival d’Athènes, dans le Théâtre d’Herod Atticus, les 29 et 30 juin, quelques semaines après le coup d’état militaire. Un comité d’artistes et d’intellectuels américains, animé par Leonard Bernstein et Melina Mercouri, avait lancé le mot d’ordre de boycotter toutes les manifestations culturelles organisées en Grèce. Istomin, Stern et Rose hésitèrent longuement, mais décidèrent finalement de jouer et de manifester aussi clairement que possible leur opposition au nouveau régime. Fin juillet, ils donnèrent trois concerts au Festival d’Israël, quelques semaines après la Guerre des Six jours, dans l’atmosphère euphorique des lendemains de victoire. En 1968, le Trio ajouta à son répertoire le Trio en mi bémol majeur de Schubert et le joua pour la première fois au Festival d’Edimbourg.

Trio enregistrant Schubert 001

Une séance d’enregistrement dans le studio Columbia de la 30ème Rue

En 1969, le Trio ne donna pratiquement pas de concerts, avec tout de même une soirée mémorable à Carnegie Hall le 15 mai (Beethoven opus 70 n° 1, Brahms n° 3, Schubert, Trio en mi bémol majeur). Allen Hughes termina son compte-rendu dans le New York Times par cette phrase : « Si ce n’était pas la perfection, cela s’en approchait d’aussi près que les capacités humaines le permettent ». En revanche, les trois musiciens multiplièrent les rendez-vous dans le studio Columbia de New York, en mai, juillet, novembre et décembre. La moisson de ces enregistrements est considérable : le Trio en mi bémol majeur de Schubert, trois trios (opus 2 n° 2, opus 11 et opus 70 n° 1) et quatre sonates de Beethoven (pour violon n° 1 et n°7 ; pour violoncelle n° 3 et 5). Istomin, Stern et Rose étaient déjà tournés vers le grand défi qu’ils s’étaient fixés pour l’année du bicentenaire de la naissance de Beethoven, un défi que personne n’avait jamais relevé : donner l’intégrale de la musique de chambre avec piano de Beethoven au concert et au disque…

Musique

Brahms, Trio n° 2 en ut majeur op. 87, premier mouvement. Eugene Istomin, Isaac Stern, Leonard Rose. Enregistré pour Columbia le 28 février 1964.

 

Mendelssohn, Trio n° 1 en ré mineur op. 49, les deux derniers mouvements. Eugene Istomin, Isaac Stern, Leonard Rose. Concert du 11 décembre 1961.

 

Beethoven, Trio en ut mineur opus 1 n° 3, troisième mouvement (Menuetto, quasi allegretto)