« L’imperfection n’est pas acceptable aujourd’hui. C’est ironique et tragique ! Nous ne pouvons quasiment accepter de fausses notes. J’appelle ça la pollution de la perfection ! Cela empoisonne l’inspiration. J’ai entendu Schnabel et Kreisler jouer des millions de fausses notes. Et pour quelques minutes de sublime beauté, c’était plus beau qu’un concert avec toutes les bonnes notes. Espèce de magie. Un concert d’Artur Rubinstein, tout n’était certes pas parfait, mais on sortait de la salle en se souvenant d’une phrase ou d’un Nocturne de Chopin, d’un passage de Schumann, d’un bout de musique espagnole en se disant ça c’est la vérité. On oubliait les fausses notes, complètement. Aujourd’hui on va au concert et on voudrait que le concert soit un compact disc. Ce qui est contradictoire. L’artiste est obligé de se suffoquer par la perfection. On est pris à la gorge. On ne peut pas risquer. Avec l’adrénaline, l’excitation, la tension d’un concert, la transpiration, si on prend les risques, on va en mettre beaucoup à côté, jusqu’à ce que l’on se calme un peu et que l’on se mette à faire de la musique. On ne peut pas prendre ces risques. Ceux qui le font, ce sont des grands courageux, des grands héros. Pour moi, c’est la mort. La perfection, c’est la mort. »
Comment le disque et les diffusions en direct ont corrompu la musique vivante
La position d’Istomin avait évolué avec le temps. Au début de sa carrière, il croyait au progrès instrumental, et imaginait que chaque nouvelle génération de musicien atteindrait des sommets plus élevés. Son rêve était d’associer la perfection technique d’un Heifetz et la musicalité d’un Casals. Un défi surhumain qu’Horszowski essaya de lui faire abandonner. L’évolution de la technologie et de la vie musicale eurent bientôt convaincu Istomin du caractère destructeur de l’obsession de la perfection. Le microsillon s’avéra un fantastique propagateur de musique mais aussi un grand perturbateur de la vie musicale. Non seulement le disque est souvent un mensonge (la bande magnétique puis l’enregistrement numérique permettent de tricher), mais il donne l’habitude aux mélomanes d’entendre des interprétations parfaites. La conséquence est que les fausses notes, naguère volontiers tolérées au concert, devinrent inacceptables. Cela conduisit les artistes à préférer la propreté instrumentale à la prise de risque, la sécurité à l’inspiration.
La situation est encore plus délicate lorsqu’un concert est diffusé en direct ! Istomin a donné des centaines de concerts radiodiffusés en direct, le plus souvent en concerto, parfois en en musique de chambre, plus rarement en récital. Il ne l’acceptait que lorsqu’il ne pouvait pas faire autrement. Il estimait que la présence des micros l’obligeait à jouer défensivement, à privilégier le contrôle aux dépens de la liberté. Istomin s’amusait beaucoup à raconter comment Rachmaninov s’y prenait pour refuser la diffusion live de ses concerts : ‘’Dans ses dernières années, quand il jouait avec orchestre et que ce concert devait être diffusé, son agent, Charles Foley, son agent, venait dans la cabine de la radio et disait à l’ingénieur du son : ‘Monsieur Rachmaninov ne montera pas sur scène si vous ne fermez pas les micros’. Et Charles Foley tendait les disques du Deuxième Concerto que Rachmaninov avait faits avec Leopold Stokowski et l’Orchestre de Philadelphie : ‘Mettez ça à l’antenne’. Au fil des années, Rachmaninov supportait de plus en plus mal les enregistrements live. Et je comprends ça. C’est aussi mon cas, et celui de bien des musiciens de ma génération.’’
Le comble du mensonge
Istomin aimait aussi beaucoup une autre histoire : ‘’Il y a une tension très spéciale qui s’installe quand vous savez qu’à côté du public dans la salle, il y a potentiellement des centaines de milliers, peut-être des millions de gens, et aujourd’hui des milliards. Je dis cela parce que lors de l’ouverture des Jeux Olympiques de Barcelone, nous avons entendu et vu de grands chanteurs comme Placido Domingo, Jose Carreras et Montserrat Caballé chanter, et faire un festival de notes aiguës magnifiques. Il y avait trois milliards cinq cents millions de spectateurs à travers le monde. C’était réellement stupéfiant la façon dont ils chantaient. Une telle perfection! Mais mes amis à Barcelone m’ont dit qu’ils avaient seulement mis l’enregistrement qu’ils avaient réalisé deux semaines plus tôt. En fait, ils ne chantaient pas lors de la cérémonie, c’était du playback, ils faisaient semblant, en synchronisant les mouvements de leurs lèvres. J’adore révéler cela publiquement. C’est la caricature de ce que nous sommes en train de laisser s’établir. Je suis tellement contre ces choses factices, aseptisées. Nous ne pouvons supporter une fausse note, ou même l’idée d’une fausse note. Cela fausse la musique, cela la tue! Nous pourrions même imaginer un pianiste qui jouerait sur un piano muet, tandis que le public écouterait son enregistrement. Cela pourrait arriver si nous continuons à être corrompus par la course à la perfection, et à réaliser des enregistrements tronqués, qui ne répondent pas au désir des compositeurs, ni de personne.’’
Les conséquences de la quête de perfection
Tout en étant convaincu que l’obsession de la perfection était destructrice, Istomin ne parvint pas à s’en défaire. Il acceptait sans sourciller les fausses notes de Schnabel mais il se les interdisait. Tandis que Rubinstein avait l’art de camoufler ses faiblesses et de ne pas s’apercevoir de ses fausses notes, Istomin ne pouvait s’empêcher de montrer sa contrariété. Jean-Bernard Pommier se souvient d’avoir entendu Istomin mettre quelque peu à côté l’accord final d’un scherzo de Chopin. La plus grande partie du public ne s’en était même pas aperçu, et les applaudissements étaient nourris mais, lorsqu’il s’installa de nouveau au clavier, Istomin frappa à nouveau l’accord raté. Une sincérité, un refus de tricher qui allait jusqu’à l’autoflagellation !
La nécessité de la perfection a eu des conséquences très importantes sur l’approche du piano d’Istomin. Elles furent compliquées par deux facteurs : son aisance technique naturelle avait dû faire place à une maîtrise plus construite et consciente ; il avait changé la position de ses mains dans les années 70, jouant plus à plat pour ménager les coussinets de ses doigts devenus douloureux. Cela se traduisit par un travail de répétition intense qui était chargé de lui apporter la sécurité et lui permettre de laisser place à l’inspiration. Les doigts et la mémoire étant assurés, Istomin pouvait se consacrer à la musique, pour peu que le piano le permette.
Cela fonctionnait très bien, et c’était aussi un remède contre le trac, mais cela avait aussi de fâcheuses conséquences, en particulier celle de l’empêcher d’élargir son répertoire et de le lasser de jouer les mêmes œuvres. Cela nuisait à son jeu, car travailler de nouvelles œuvres, relever de nouveaux défis, est toujours constructif. Le non-renouvellement de ses programmes nuisait aussi sa carrière, gênant notamment de le réinviter, surtout en récital.
Au-delà de cette exigence de perfection apparente, dont il se sentait victime, à l’instar de ses collègues, il y avait son exigence intérieure, plus musicale et plus profonde, mais tout aussi impérieuse. Interrogé par James Gollin pour savoir si son ami Istomin pouvait se déclarer parfois satisfait de ses propres concerts, Claude Frank répondit que quelle que soit la façon dont Istomin avait joué, il pensait toujours qu’il aurait dû jouer mieux : ‘’Pour une bonne raison, parce que la comparaison qu’il faisait n’était pas avec les autres pianistes, mais avec Dieu.’’