La rencontre de l’idéal musical de Casals en 1950 avait remis en cause l’équilibre des grandes références d’Istomin : d’une part la fascination pour la perfection de Toscanini et de Heifetz, d’autre part l’identification avec l’humanisme musical de Casals. Comment concilier les deux ? Finalement il allait se déclarer prêt à relever le défi de faire coexister en lui cette double exigence… Une des grandes curiosités d’Istomin aurait été de voir comment Heifetz, s’il avait accepté de venir à Prades, et Casals se seraient « entendus » ! Casals n’y voyait aucune impossibilité. Il disait, dans le livre de Corredor écrit à cette époque-là, que les trois chefs qu’il admirait le plus étaient Furtwängler, Toscanini et Stokowski. De Heifetz, qu’il avait connu à Kiev « quand il était un garçonnet de dix ou douze ans qui portait encore de jolies boucles », il disait qu’il était « un instrumentiste insurpassable, dont l’expression artistique pourrait quelquefois paraître excessive, n’était l’harmonie, jamais en défaut, qu’il soutient et qui confère à son jeu un éclat impressionnant ».
En 1952, Istomin, qui avait désormais la direction artistique du festival de Prades, avait décidé d’essayer de réunir ses deux grands modèles. Il avait amené à Casals un disque de Heifetz, avec la Symphonie Espagnole de Lalo. Casals était très enthousiaste. Ils ont envoyé une carte postale à Heifetz pour l’inviter au Festival de Prades 1953. Alexander Schneider avait déjà essayé de l’inviter au festival de 1950, mais son agent avait refusé à cause du cachet et Sasha n’avait pas insisté. Cette fois Heifetz a tardé, puis il a fini par répondre que son planning ne lui permettait pas de venir à Prades, et qu’Istomin veuille bien transmettre son meilleur souvenir à Casals…
Istomin partageait son admiration pour Heifetz avec nombre de ses amis pianistes, notamment William Kapell, Leon Fleisher, Seymour Lipkin et Jacob Lateiner. Kapell, qui appartenait au même label discographique que Heifetz, RCA, avait pu enregistrer avec lui. En 1950 ils gravèrent ensemble la Troisième Sonate de Brahms. Mais Heifetz avait exigé que le piano soit fermé et Istomin déplorait qu’on ait le sentiment que le pianiste était dans la pièce d’à côté et n’était qu’un accompagnateur toléré! Comment accepter un pareil contre-sens de la part d’un tel musicien ?
Fleisher raconte dans son autobiographie, My Nine Lives, comment sa collaboration avec Heifetz et Piatigorsky tourna court, humainement et musicalement. Les répétitions avaient lieu chez Heifetz. A midi, il s’arrêta pour déjeuner seul, sans inviter ni proposer quoi que ce soit à manger à ses collègues. L’après-midi, Heifetz proposa de raccourcir le final du Trio en mi bémol de Schubert, http://parmacieenligne.com/cialis.html expliquant qu’il n’y a rien de pire que d’ennuyer ses auditeurs. Fleisher protesta véhémentement, et ne fut plus jamais invité… Quant à Istomin, il eut l’occasion de jouer quelques fois en privé avec Heifetz mais comprit vite qu’il valait mieux rester à distance du mythe pour le garder intact. Il continua à écouter régulièrement ses disques et il garda le souvenir très vivace des quelques concerts de Heifetz auxquels il avait pu assister, notamment le Concerto de Sibelius avec l’Orchestre de Philadelphie au début des années 40…
Eugene Istomin parle de Heifetz…
« Jascha Heifetz est pour moi le plus grand virtuose du violon de tous les temps… Peut-être le plus formidable virtuose parmi tous les instrumentistes à cordes. Evidemment Casals est à part parce que Casals ne se sert pas de la virtuosité pour transfigurer la musique. Casals c’est le plus grand artiste, la personnalité la plus humaine, le violoncelle qui devient, sans doute pour la première fois, le véhicule d’une expression intense et d’une expérience sensuelle par la beauté du son.
La virtuosité de Heifetz n’est pas seulement l’éblouissement, pas seulement la perfection, cela va au-delà de la musique ! Tout ce qu’il touche, il le change, cela devient du Heifetz. Il est la plus grande superstar de la musique. J’aurais voulu jouer du piano comme Heifetz jouait du violon.
Plus grand est l’art de Heifetz dans les « petites » œuvres, moins grand dans les grandes œuvres (dans Beethoven par exemple). Là où il était miraculeux, incomparable, ce sont les concertos de Vieuxtemps, de Wieniawski, l’Introduction et Rondo Capriccioso de Saint-Saëns, Tchaïkovsky, le répertoire russe… Avec d’autres violonistes, cela peut paraître superficiel. Mais avec lui, on peut s’agenouiller !
Quant aux grandes œuvres, les Beethoven, les Mozart, dans lesquels il a été critiqué en son temps, si on écoute aujourd’hui ses enregistrements, on ne peut trouver ça malgré tout qu’extraordinaire ! Ecoutez le deuxième mouvement du Concerto de Brahms avec Koussevitsky !
Toutes proportions gardées, c’est aussi mystérieux, miraculeux, merveilleux que Mozart. C’est un génie de l’interprétation, un enfant prodigue, c’est le plus grand miracle instrumental que j’aie connu. Plus grand que n’importe quel pianiste ! Il a eu une influence énorme, considérable sur moi. C’était presque une obsession pour moi à une certaine époque. Aussi important pour moi que les chanteurs.
Pourtant, lui et moi, nous sommes on ne peut plus différents. Pas d’introspection chez lui. Il n’était pas intellectuel du tout, très simple, très égoïste, pas sympathique… Mais l’intensité de son jeu était celle d’un grand fauve, puissant, dangereux, et incroyablement beau ! »
(Propos recueillis par Bernard Meillat en 1987).
Document
Un portrait de Jascha Heifetz…