La philosophie musicale d’Istomin reposait sur ses convictions platoniciennes : « Apprendre, c’est en fait se rappeler ce qu’on savait déjà avant d’être à l’état de conscience. Tout savoir n’est que réminiscence, on ne fait que révéler ce qu’on a déjà en nous-mêmes. »

Istomin était fidèle à cette philosophie sur tous les plans. Il faisait confiance à ses dons et à son instinct. J’ai toujours réagi à ma musique instinctivement. I always reacted to music intuitively, as I do still today. Contrairement à son ami Kapell ou à Jean-Bernard Pommier, il n’avait pas de démarche d’apprentissage ordonné, systématisé, ni sur le plan de l’interprétation, ni sur le plan de la mémoire. Il se penchait sur une œuvre et la jouait librement jusqu’à ce qu’il ait le sentiment qu’elle lui « parle » vraiment. Ou, plus exactement, qu’il aurait quelque chose de personnel à communiquer en la jouant en public.

Cette maturation se faisait de façon essentiellement instinctive. Istomin n’avait pas envie de lancer d’emblée le processus intellectuel, sensible et moteur, qui l’amènerait un jour à la possession complète de l’œuvre. Vouloir maîtriser ce processus, cela aurait représenté pour lui une perte de magie, de mystère, des qualités indispensables à l’art et en particulier à la musique. Son travail était une sorte de catharsis musicale, qui permettait de faire sortir de son âme les échos que l’œuvre y avait éveillés.

Ensuite, la part consciente du processus commençait avec une lecture très rigoureuse de la partition, et une analyse du texte. Puis elle consistait essentiellement en une écoute critique, qui évaluait et orientait le travail d’assimilation jusqu’à ce qu’Istomin ait la conviction que l’œuvre était prête à être jouée en public. Cela pouvait être un long cheminement ! Au fil des années, et plus particulièrement à la fin des années 70 et au début des années 80, le temps requis pour l’apprentissage d’une nouvelle œuvre s’allongeait. Il s’en amusait en assurant que dans sa jeunesse il lui fallait trois jours pour apprendre un concerto de Mozart et que désormais il lui fallait trois ans : avec l’âge, la mémoire immédiate fonctionne moins bien tandis que l’écoute critique devient de plus en plus sévère ! Istomin dut alors se résoudre à structurer de façon plus consciente le travail de mémorisation.

Le choix des oeuvres

Un interprète se définit tout d’abord par le répertoire qu’il joue. Dans ses interviews avec Robert Jacobson (Reverberations), Istomin explicite ses choix : ‘’Il est valorisant de jouer magnifiquement, par exemple, une sonate de Prokofiev, mais il est plus important de bien jouer une sonate de Beethoven parce qu’elle est plus importante musicalement. Si vous jouez magnifiquement Mozart, vous pouvez pratiquement tout jouer car, techniquement, Mozart demande le type de contrôle dont on a besoin dans le répertoire tout entier. Pour moi, la musique la plus difficile, la plus profonde, est celle de Mozart, de Beethoven, de Schubert et de Haydn.’’

Là se situaient les racines classiques indispensables à sa vie de musicien. Il y ajoutait leurs héritiers naturels (Schumann, Chopin et Brahms) et leur maître à tous (Bach, dont il déplorait que la mode l’ait alors réservé aux clavecinistes). Istomin confiait à Jacobson : « En fait, j’ai joué le répertoire dont je ressentais intérieurement la nécessité. Je savais intuitivement que j’avais quelque chose à dire sur ces compositeurs. » Dans une interview avec Myriam Soumagnac, il déclara : « Je dois croire, je dois avoir l’illusion, qu’une œuvre a besoin de moi, et que j’ai quelque chose de spécial, d’unique à dire, que je ‘dois’ la jouer. Il y a quantité d’œuvres que j’admire mais que d’autres pianistes jouent très bien… ».

Bien sûr, sa curiosité toujours en éveil l’a mené aussi vers d’autres univers (Debussy et Ravel, notamment) et ses racines russes l’ont rapproché à divers moments de Tchaïkovsky, de Medtner et surtout de Rachmaninov.
Pour qu’Istomin entame le parcours initiatique destiné à faire entrer une nouvelle œuvre dans son répertoire de concert, il existe différents scénarios qui parfois s’associent : un choc créé par un grand pianiste (Serkin jouant le Quatrième Concerto de Beethoven ou les Variations Haendel de Brahms, Schnabel interprétant les dernières Sonates de Schubert, Gieseking Gaspard de la Nuit), une évidence poétique ou musicale (les Préludes de Debussy), la suggestion d’un collègue admiré et respecté (Rubinstein lui confiant la Symphonie Concertante de Szymanowski, Horowitz lui recommandant les Variations sur un thème de Chopin de Rachmaninov). Dans les dernières années de sa carrière, il y eut aussi le désir de réhabiliter des œuvres ou des compositeurs mal-aimés (le Quatrième Concerto de Rachmaninov, la Sonate op. 11 de Schumann, la Sonate en sol mineur de Medtner).

De très nombreuses partitions ont commencé ce parcours, peu sont allées au bout de la démarche, c’est-à-dire jusqu’au sentiment complexe que l’œuvre est enfin prête. Istomin ne la mettait au programme de ses concerts que s’il avait la certitude de se l’être complètement appropriée, d’avoir quelque chose de très personnel à dire. Les doutes l’assaillaient jusqu’au dernier moment. Déjà, au début de sa carrière, Adolf Busch avait dû le pousser sur scène pour qu’il joue le Concerto K. 271 de Mozart. Le fait qu’une œuvre ait été annoncée ne suffisait pas toujours. Istomin devait jouer le Concerto K. 503 de Mozart à Prades en 1953. Il avait même écrit sa propre cadence. Finalement, il demanda à Casals de jouer le Quatrième Concerto de Beethoven à la place. Le Premier Concerto de Mendelssohn avait franchi presque tous les obstacles mais Istomin garda finalement des réticences quant au finale, dont il trouvait l’exubérance trop extérieure.

La démarche du musicien

Eugene Istomin l’avait résumée pour Jacobson en ces termes : « Une fois que l’œuvre a été assimilée, le combat essentiel est pour la clarification. C’est celui que je mène à l’intérieur de moi-même pendant un bon moment. Il y a des phases dans l’apprentissage et il faut juste leur laisser le temps… Et l’objectif final, c’est la clarté ! Ensuite c’est une affaire d’éloquence. Quant aux questions de forme, de structure, elles vont de soi, une fois analysées… Au fur et à mesure que l’on gagne en expérience en jouant une pièce, il y a un processus d’éthérisation qui prend place – une simplification… Les myriades de détails qui fourmillent dans les très grandes œuvres doivent dépendre de l’ensemble, ils n’ont pas d’importance en eux-mêmes. Ce qui compte c’est la grande ligne. » La violoncelliste Sharon Robinson lui rendit hommage en ces termes : « J’adore votre façon de jouer var vous avez le courage d’être honnête et l’intelligence d’être simple ».

Pour Istomin, la qualité essentielle d’un interprète, c’est son pouvoir de communiquer. Pour lui, le modèle absolu en ce domaine était Casals et sa capacité exceptionnelle à faire passer aux auditeurs toute la gamme imaginable des émotions. Il admirait aussi Schnabel pour son aptitude à transmettre clairement le sens profond d’une œuvre, même lorsque sa technique se révélait défaillante. Il regrettait le manque de conviction des jeunes interprètes d’aujourd’hui, alors qu’il avait le sentiment que, lorsqu’il était jeune, il était sûr de ce qu’il faisait, même s’il se trompait !

L’évolution de l’artiste

Il y avait toujours chez Istomin la certitude qu’un artiste est quelqu’un qui a reçu un don qui se trouve enfoui en lui-même. Sa mission est de permettre à ce don de s’exprimer. Pour cela, le travail et la confiance suffisent car la nature fait le reste : ‘’Je crois que je suis passé d’une période de ma vie à une autre de manière naturelle. Il faut compter en décennies, plutôt qu’en saisons ou en situations données. Tout naturellement, ce qui s’est passé pour moi a évolué à partir de mes racines originelles.’’

Certains ferments peuvent faciliter ou intensifier cette réalisation : le contact direct ou indirect avec de grands interprètes, le développement d’une culture artistique aussi large que possible, une exigence morale sans laquelle l’art n’est rien.

Istomin avait la certitude que la richesse culturelle nourrit la musicalité de l’interprète. Non de façon directe, et d’ailleurs il faisait rarement d’analogies entre les arts dans son évocation des partitions (seulement pour Debussy et la peinture française de son temps). Mais par le développement de la sensibilité et de l’intelligence qui rejaillirait sur la personnalité de l’interprète et sur son travail d’interprète. Eugene était inquiet de voir de jeunes musiciens s’enfermer exclusivement dans leurs partitions, il les incitait à s’ouvrir le cœur et l’esprit en se découvrant d’autres domaines artistiques.

Conceptions musicales

Pour Istomin, la sonorité est la signature du pianiste. Il y avait tant de pianistes dont la sonorité était impossible à identifier. Il était fier que sa sonorité soit reconnaissable immédiatement. Il était devenu convaincu que la sonorité n’était pas affaire de position de main, encore moins de technique, mais qu’elle se trouvait intrinsèquement dans la tête et le cœur du pianiste. Il en voulait pour preuve le fait que lorsqu’il changea profondément la position de ses mains au piano dans les années 70, jouant avec les doigts beaucoup plus à plat. Sa sonorité ne s’en trouva pas affectée.

Son idéal au piano était de chanter. Depuis son plus jeune âge, les chanteurs et les instrumentistes à cordes avaient été sa principale source d’inspiration. Le legato était donc une qualité essentielle de son jeu, par la qualité de l’attaque de la note plutôt que par un legato proprement dit. Il pouvait donner l’illusion d’un legato parfait en jouant complètement détaché ! L’important, c’est le sentiment qu’on donne à l’auditeur.

Le chant implique aussi la liberté du phrasé. Les phrasés d’Istomin étaient effectivement libres, souvent très personnels, mais il ne leur laissait jamais le loisir d’oublier l’indispensable pulsation rythmique. Un jour où on lui demandait une définition du rubato, il répondit : « Je ne peux pas le définir. Il n’y a pas de rubato sans mesure. Sans pulsation, c’est l’anarchie ou le chaos. Il n’y a pas de plasticité, de vagues, de courbure dans le phrasé sans une mesure en dessous. La courbe n’apparaît que par rapport à cette référence. »

Jean-Bernard Pommier, qui a dirigé Istomin dans la quasi-totalité de son répertoire concertant assure qu’il n’était pas si facile de l’accompagner : ‘’Bien sûr, il y avait la solidité rythmique immuable. Mais entre les temps forts du commencement et de la fin d’une phrase musicale, Eugene prenait souvent la liberté d’un phrasé vocal, dont les subtiles inflexions pouvaient varier d’un concert à un autre. La liberté, avec ordre, chère au cœur de Casals ! Il fallait soit être très attentif, soit renoncer à le suivre de trop près car on risquait de déstabiliser l’orchestre. Eugene avait été habitué à jouer avec de grands chefs et cela lui apparaissait naturel qu’on le suive parfaitement !’’

La recherche du bon tempo ? Istomin ne croyait nullement à l’existence d’un tempo idéal et invariable. Bien sûr, il considérait qu’il y a des limites qu’il ne faut pas dépasser si l’on ne veut pas perdre le fil. Certaines lenteurs extrêmes de Gould et de Richter le laissaient abasourdis. Il confessait volontiers une de ses grandes faiblesses, la tendance à se laisser entraîner à jouer de plus en plus vite. Un excès d’adrénaline qui incite à prendre des tempos très rapides et à tendre à les accélérer. C’était particulièrement le cas lorsque l’acoustique de la salle n’offrait pas de retour et l’encourageait à jouer encore plus vite. ‘’Une des constantes de mon travail aura été de m’efforcer, parfois en jouant à l’allure d’un escargot, de contrôler mon désir de toujours accélérer. » Il trouvait indispensable de reprendre le métronome de temps en temps, même si cela était exaspérant. C’était nécessaire pour retrouver un sentiment de stabilité rythmique.
En 2000, pour le soixante-quinzième anniversaire d’Istomin, la violoncelliste Sharon Robinson lui écrivit : ‘’J’adore votre jeu, vous avez le courage d’être honnête et l‘intelligence d’être simple.’’